samedi 6 juillet 2013

Construire des seuils


"Menuisier au chômage, je compte bien donner du sens à mon temps, et souhaite donc construire avec vous". L'auteur de ce bref email reçu il y a quelques jours habite non loin de Grigny. Nous l'avons rencontré jeudi dernier, et accompagné jusque dans le bidonville. Jamais il n'avait franchi un tel seuil. Moment bouleversant, de ceux qui font le sens de ce que nous entreprenons : créer des articulations inouïes, faire se rencontrer dans l'acte ce qui s'ignore ou se fait face, et, à partir de là, cultiver de nouveaux chemins qui font d'autres politiques.

A Ris-Orangis, à l'hiver 2012, l'hostilité à l'endroit du bidonville était de rigueur, totale et sans issue : il fallait que ça demeure à distance, et disparaisse enfin. Quelques mois plus tard, c'est à dire aujourd'hui même, un projet de stabilisation de 38 personnes est en cours de réalisation, et ce sous l'égide de l'Etat, du Conseil Général et de la Mairie. Le PEROU y a contribué, assurant notamment une mission de conception des espaces communs du lieu de vie temporaire prévu pour ces familles. Là encore, dans ce travail de conception, créer des articulations est demeuré notre ligne : entre les familles, en s'inspirant de ce que nous avons appris de la Place de l'Ambassade, de la complexité et de la richesse des seuils ; entre le lieu de vie légal et les bidonvilles voisins, en faisant enfin bénéficier à ceux-ci d'un accès à l'eau, d'un ramassage des ordures, et d'un espace de jeux pour enfants, améliorant la vie et permettant qu'un travail d'accompagnement puisse ici aussi s'inventer ; entre le lieu de vie temporaire et la ville, si éloignée puisque nous nous trouvons malheureusement là aux confins du territoire communal, en effaçant toute espèce de dispositif sécuritaire des plans préconçus - ici nul grillage, nul vigile - et en insistant pour que les abords de ce terrain soient soignés, pour qu'un arrêt de bus s'en approche, pour que la générosité des espaces permette qu'on y invite la terre entière. Tout ce qui pourrait malgré nos préconisations relever d'une mise à distance, d'un éloignement, d'une inhospitalité, ferait tant et si fortement contre-sens que le projet en serait mécaniquement fragilisé. Construire des seuils, et s'y consacrer sans retenue, n'est pas du luxe : c'est une nécessité on ne peut plus cruciale.

Jeudi, nous participions au comité de suivi du projet et avions l'occasion d'entendre les employeurs des 12 personnes roumaines ayant signé un contrat, et de recevoir des témoignages véritablement extraordinaires : à l'unanimité, on nous fit part de l'ardeur au travail, de la ponctualité presque extravagante, de l'état d'esprit à peine soupçonnable ; à l'unanimité, on nous affirma que la réalité foudroyait les représentations assassines, portraits dessinés à distance de populations roumaines flanquées de tous les défauts du monde. Construire des seuils, c'est cela : donner place à la réalité, anéantir ce qui la nie.

Schéma de principe pour le projet d'insertion dessiné par le PEROU,
avec le soutien du Conseil Général de l'Essonne


A Grigny, nous ne cessons de construire des seuils : alors que nous aménagions l'accès au bidonville du terrain de la Folie, boueux et impraticable à quelque chariot ou poussette que ce soit, nous entreprenions de concevoir des curriculum vitae à un adulte par foyer, soit une quarantaine. Le graphiste Yannick Fleury, graphiste du site du PEROU (visible ici), et le photographe Jean-François Joly (dont le magnifique travail est visible ici), y travaillent aujourd'hui encore en collaboration avec Ramona Strahinaru, médiatrice qui mène des entretiens avec chacun des candidats dans un bureau prêté au PEROU par l'Eglise de Ris-Orangis. Là encore, l'enthousiasme est à peine imaginable, et tous arrivent en avance au rendez-vous, se préparent à la rencontre avec le photographe, et réclament le document à presque chacune de nos rencontres sur le bidonville. Non loin du 14 juillet, nous offrirons ces pièces à des adultes qui trouveront là des outils assez peu communs pour créer des relations avec d'éventuels employeurs. Le curriculum vitae s'avère une ambassade de papier, un seuil permettant à une histoire d'en rencontrer une autre : il est une forme parfaite de notre action.

Ces histoires mêlées donnent des idées, et les initiatives fleurissent telles que cette colonie de (la) vacance proposée par les artistes Joana Zimmermann et Victoria Zorraquin : durant l'été, un jour sur deux, proposer aux enfants des jeux, des ateliers, et construire avec eux un imagier d'un genre singulier, imagier bilingue destiné à être offert aux écoles voisines à la rentrée afin que le Romani et le Français deviennent langues communes. Projet on ne peut plus en accord avec l'esprit qui depuis le début nous anime : seuil d'entre les seuils, la langue est le chemin le plus sûr pour faire se réduire les distances assassines. Alors, à une dizaine aujourd'hui, nous avons entrepris avec les familles de construire le petit mobilier nécessaire à cette colonie de (la) vacance qui devrait être d'emblée classée d'utilité publique. Et là encore, les articulations n'ont cessé d'être célébrées : avec le menuisier voisin, jamais plus éloigné ; avec un collectif d'architectes développant un projet de "revalorisation de déchets scénographiques" nommé "polyèdre" (voir ici). Ainsi avons-nous aujourd'hui construit des transats, des bancs, des tables, à partir de fragments d'expositions d'architectures aussi importantes que celle qui, intitulée "Re-architecture", était présentée au Pavillon de l'Arsenal à Paris il y a quelques mois.

Ces circulations curieuses, ces articulations impensables, contredisent par leur vitalité tous les plans mortifères de ceux qui croient encore que détruire a un sens. Nous ne désespérons néanmoins pas de créer de nouvelles articulations avec ceux-ci, à l'instar de ce qui s'est réalisé à Ris-Orangis avec des élus pourtant peu cordiaux au début de l'hiver dernier. Aussi, malgré l'hostilité toujours manifeste de la municipalité de Grigny à l'endroit du PEROU, nous ne désespérons pas de la rencontrer sur le terrain d'un projet constructif, puisque ces élus ne pourront se résoudre à expulser, et nier ainsi cette vitalité dont nous étions aujourd'hui les témoins privilégiés. Demain de 10h30 à 18h, le chantier se poursuit et, les seuils étant ce qu'ils sont, ils sont franchissables à quiconque souhaiterait goûter à cette vitalité, et offrir un peu de la sienne. (voir plan d'accès ici)



Grigny, terrain de la Folie, 5 juillet. 


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